“Vivement que la SNCF soit privatisée”, “Vivement l’ouverture à la concurrence”... Tu as déjà entendu ou prononcé ces mots ? Nous aussi. Même si la France, avec son modèle social singulier, résiste un peu mieux aux doctrines néolibérales que d’autres, eh bien l’idée selon laquelle le libre marché et la concurrence pourraient régler tous nos problèmes s’impose de plus en plus. Pourtant, c’est loin d’être si simple…
Pour t’en convaincre, on t’emmène de l’autre côté de la Manche, direction la Grande-Bretagne, premier territoire européen à avoir entièrement privatisé son réseau ferroviaire dès les années 1990. Tu comprendras pourquoi cette décision a conduit à un mécontentement grandissant, au point qu'environ deux tiers des Britanniques réclament aujourd'hui une renationalisation du rail ! Des étapes clés de cette longue histoire au basculement qui a mené à la réintégration progressive de tout le réseau ferroviaire sous giron public… On t’explique tout.
Psst… Cette enquête existe également au format 100 % audio.
Avant d’entrer dans le vif du sujet, petit point définition pour bien comprendre de quoi l’on parle. Le Royaume-Uni (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, de son nom officiel), est composé de quatre nations : l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord, qui forment ensemble la Grande-Bretagne et l’Irlande du Nord. Si l’on parle souvent de “privatisation du rail au Royaume-Uni”, il faut savoir que cela concerne principalement la Grande-Bretagne. L’Irlande du Nord, elle, est restée sous gestion publique via Translink NI Railways et n’a pas suivi le mouvement de privatisation des années 1990.
Cette distinction est d’autant plus importante que les politiques ferroviaires ont évolué différemment selon les régions. L’Écosse et le Pays de Galles, bien que soumis au cadre britannique de privatisation, ont progressivement repris une certaine maîtrise publique de leur réseau, notamment en recentralisant certains services sous contrôle gouvernemental.
La privatisation, c’est lorsqu’un service qui était auparavant géré par l’État (c’est-à-dire avec l'argent public des impôts), est vendu à des entreprises privées. Ces entreprises, une fois propriétaires, peuvent gérer le service pour faire des bénéfices et en échange, leur revient la charge d’entretenir et de financer la structuration du service. Dans le ferroviaire, ce choix est délicat car le train est considéré comme un service d’utilité publique : chacun doit pouvoir y accéder, quels que soient ses revenus ou sa zone géographique (au même titre que la santé ou l’éducation).
Historiquement, les chemins de fer ont pourtant été initiés par des compagnies privées, qui y voyaient une opportunité économique ! Mais face à un développement “anarchique”, les États ont dû intervenir pour protéger l’intérêt public et coordonner un secteur devenu vital, notamment pour des raisons de sécurité et de cohérence du réseau. Dans de nombreux pays, cela a donc conduit à une nationalisation des chemins de fer au XXᵉ siècle. Ce fut le cas en Grande-Bretagne, avant une nouvelle privatisation quelques années plus tard.
Cette privatisation des chemins de fer de Grande-Bretagne concernera alors l’ensemble des activités : gestion de l’infrastructure, location du matériel roulant, maintenance ou encore fret, avec la création d’une multitude de structures indépendantes.
Berceau du rail en Europe (la première liaison ferrée date de 1825, bien avant la France ou l’Allemagne !), la Grande-Bretagne se distingue par une politique résolument libérale. À la fin du XIXᵉ siècle, 300 compagnies se disputaient déjà 31 000 km de lignes, formant le réseau le plus dense et le plus développé au monde.
Le hic ? Cette multitude d’acteurs causait de nombreux problèmes : chevauchement d’infrastructures, absence de normes et tarifs unifiés, besoin d’investissement public croissant… Des maux qui réapparaîtront plus tard, après la vague de privatisation.
Après la Première Guerre mondiale, l’État britannique reprend en main le secteur ferroviaire pour assurer une gestion plus efficace en période de conflit. Après la guerre, l’État cherche à centraliser le secteur en regroupant les nombreuses compagnies ferroviaires existantes en quatre grandes entités, connues sous le nom de « Big Four » (GWR, LMS, LNER, SR). Cette restructuration visait à simplifier la gestion du réseau, améliorer son efficacité économique et renforcer sa viabilité. Un modèle hybride mais essentiellement privé, qui opérait sous une régulation stricte de l’État. Malgré tout, l’inefficacité persiste, menant à une nationalisation complète en 1948 : British Railways (qui deviendra plus tard British Rail) voit alors le jour.
Dans les premières décennies, British Rail modernise le réseau avec une hausse notable de la fréquentation. Mais avec la crise économique des années 1970 et l’émergence d’autres moyens de transport (voiture, autobus, avion), le rail britannique vacille. Bientôt, le service est jugé lent, médiocre et coûteux pour l’État.
Le 3 mai 1979, Margaret Thatcher et son parti conservateur arrivent au pouvoir. Pour redresser l’économie britannique (qui s’effondre alors sous l’effet d’une forte inflation et de grèves massives), sa politique vise à limiter le pouvoir syndical, réduire les impôts et privatiser les entreprises publiques. De nombreuses entités passent ainsi au privé (British Airways, British Telecom, etc.). Toutefois, le rail résiste encore : contrairement à certaines idées reçues, Thatcher n’a pas osé privatiser les chemins de fer, car elle estimait qu’il était trop complexe à gérer en segmentant le système de manière rentable et que sa privatisation risquait de priver les régions rurales de services essentiels, ce qui aurait pénalisé son électorat conservateur.
En 1990, John Major succède à Margaret Thatcher et concrétise la privatisation du rail. Plusieurs facteurs accélèrent ce choix, notamment la directive européenne 91/400, imposant une séparation juridique entre l’exploitation des trains et la gestion de l’infrastructure.L’objectif de l’Union européenne est de rouvrir le rail à la concurrence en permettant aux entreprises d’exploiter librement des services sur n’importe quelle voie en Europe, moyennant un droit d’accès.
En 1993, le projet de loi “Railways Act” est adopté. Il signe le début d’une nouvelle ère : l’éclatement de British Rail en plus de 100 entités distinctes. Contrairement à d’autres pays européens où les chemins de fer sont restés intégrés sous une même entité publique - comme la SNCF en France et la Deutsche Bahn en Allemagne - le Royaume-Uni découpe son réseau en plusieurs structures : Railtrack (infrastructure), Rolling Stock Companies (ROSCOs) pour le matériel roulant, 25 franchises attribuées à des Train Operating Companies (TOCs), des entreprises privées pour le fret, un régulateur, l’Office of Rail Regulation (ORR), pour fixer les tarifs d’accès…
L’exploitation ferroviaire se fait alors sous forme de franchises, de 7 à 10 ans, confiées à des opérateurs privés sélectionnés par appel d’offres.
À ses débuts, le modèle “franchise” a tout pour plaire : meilleur service client, trains modernisés, fréquentation passagers en forte hausse ! Mais l’infrastructure (Railtrack), privatisée et cotée en bourse, se révèle finalement problématique. L’État ne peut plus intervenir directement et le besoin de rentabilité conduit à négliger l’entretien et la sécurité. Une négligence qui aura bientôt des conséquences dramatiques…
Entre 1997 et 2002, une série d’accidents tragiques (Southall, Ladbroke Grove, Hatfield, Potter Bar) met en lumière les failles du système. Avec plus de 90 déraillements en un an et plusieurs dizaines de morts, c’est la douche froide. La situation fait scandale, il faut donc se rendre à l’évidence : ce système ne fonctionne pas.
Railtrack fait alors faillite et est remplacée en 2002 par Network Rail, organisme à but non lucratif sous contrôle de l’État. La principale différence réside dans son mode de financement. Network Rail ne cherche pas à générer des bénéfices pour des actionnaires mais à réinvestir dans l’entretien et l’amélioration du réseau. Elle fonctionne grâce à des subventions publiques et peut emprunter à faible taux grâce à la garantie de l’État. La structure réinvestit donc massivement dans la sécurité et la maintenance, faisant du réseau britannique l’un des plus sûrs au monde.
Bien que le système continue de fonctionner selon un modèle de franchises pour l’exploitation des trains, l'État exerce désormais un contrôle beaucoup plus direct sur l'infrastructure ferroviaire. De 2004 à 2014, ce système fonctionne plutôt bien ! Pendant presque dix ans, les compagnies de train au Royaume-Uni ont payé de fortes sommes à l’État pour avoir le droit exclusif d’exploiter certaines lignes. Cette période, appelée « prime nette », est vue comme l’âge d’or du système de franchise britannique pour les chemins de fer.
Mais voilà, le problème de ce système, c’est la vulnérabilité du secteur privé en période de crise économique, car il ne bénéficie pas d’une stabilité financière suffisante. Et c’est ce qui se passe en 2016 : crises économiques, chute de la fréquentation, Brexit, perturbations majeures liées à la refonte des horaires ferroviaires (2018)... Le secteur est de nouveau fragilisé.
En mai 2018, le pays traverse une série de perturbations liées à la gestion des horaires des trains, qui entraîne un véritable désastre pour les voyageurs. Le système de gestion des horaires devient défaillant, en raison du manque d'investissement et de l'incapacité des entreprises franchisées à répondre aux défis grandissants de la crise économique.
En réponse au “chaos des horaires”, le gouvernement commande un rapport, le “Williams Review”, proposé par Keith Williams (ex-PDG de British Airways). Keith Williams y souligne les faiblesses du modèle actuel et propose plusieurs objectifs : réduire la fragmentation du secteur, favoriser une meilleure collaboration entre les acteurs, garantir la viabilité financière du rail. Mais une nationalisation est encore exclue.
En 2020, un « petit » événement mondial vient accentuer la fragilité du secteur : la pandémie de COVID-19. Le rail britannique connaît alors une nouvelle chute de fréquentation, qui rend totalement obsolète le modèle de franchises. En 2021, un nouveau rapport, le Williams-Shapps Plan for Rail, prévoit la création de Great British Railways (GBR), un organisme public chargé de la planification du réseau. Ainsi, bien que GBR ait été perçu par certains comme une renationalisation déguisée, le gouvernement insistait sur le fait qu’il s’agissait plutôt d’un modèle hybride, où les opérateurs privés continueraient à jouer un rôle dans l’exploitation des services, mais sous des contrats plus encadrés. Malgré l’ambition de cette réforme, sa mise en œuvre a connu de nombreux retards, dûs en partie à un manque de volonté politique, mais aussi à l’opposition de certains acteurs du secteur privé qui craignaient une perte de contrôle et une réduction de leur rentabilité dans le cadre du nouveau modèle.
C’est le 28 novembre 2024 que le rail britannique connaît un véritable basculement : le nouveau gouvernement travailliste adopte une loi actant la renationalisation des services ferroviaires. Great British Railways devient une entité publique centralisée, regroupant infrastructures, planification et tarification, avec pour objectifs de simplifier la gestion du réseau, améliorer la qualité de service, et réduire les tarifs voyageurs. Le soutien populaire est massif : selon YouGov, 66 à 70 % des Britanniques soutiennent la renationalisation du rail !
Il faut dire que les usagers sont particulièrement frustrés par les hausses continues des tarifs, souvent bien supérieures à l’inflation, et par la mauvaise fiabilité des services, notamment sur les lignes très fréquentées du sud de l’Angleterre.
Le passage sous gestion publique s’effectue franchise par franchise : South Western Railway en mai 2025, c2c en juillet 2025, Greater Anglia à l’automne 2025… D’ici octobre 2027, toutes les compagnies ferroviaires devraient être sous propriété publique, signant la fin du modèle de privatisation “radical” initié dans les années 1990.
Loin d’être le modèle d’efficacité promis lors de la privatisation des années 1990, le rail britannique s’est révélé être un système coûteux, inefficace et inégalitaire. Plutôt que de stimuler la concurrence et d’améliorer les services, comme le voulaient ses partisans, il a surtout conduit à des prix exorbitants, des retards chroniques, des accidents, une fragmentation du réseau et, paradoxalement, une intervention publique toujours plus massive pour éviter l’effondrement du système !
Bien que l’Europe encourage l’ouverture à la concurrence, aucun pays n’est allé aussi loin que la Grande-Bretagne dans la libéralisation du rail. En France, la SNCF reste une entreprise publique unique, même si des offres comme TGV Inoui et OUIGO sont exploitées sans financement direct de l’État et ouvertes à la concurrence (avec l’arrivée d’acteurs comme Trenitalia).
Si la concurrence peut présenter certains avantages, elle ne doit pas prendre le pas sur la qualité de service, la cohérence du réseau et l’accessibilité. Rappelons-le, le train est un droit à la mobilité et, à ce titre, il nécessite un engagement et une régulation publique solides. Alors, la France devrait-elle s’inspirer davantage du modèle britannique ou, au contraire, en tirer des leçons pour préserver son réseau national ? À méditer…
Pour aller plus loin
- Notre première enquête, sur une autre anomalie ferroviaire : le seul département français dépourvu de gare voyageurs.
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