Avant de te plonger dans l'une des plus grandes énigmes ferroviaires françaises, sache que nous sortons un tout nouveau format : des décryptages sur des sujets historiques ou d’actualité, pour t’offrir du contenu plus riche et approfondi. L’objectif ? T’apporter une meilleure compréhension des enjeux qui façonnent le monde du ferroviaire et de la mobilité douce, avec des analyses pointues, qui, nous l’espérons, sauront te passionner autant que nous l’avons été en traitant ces sujets.
Alors que la France possède le deuxième plus grand réseau ferré d’Europe, avec des milliers de kilomètres de voies reliant villes, villages et régions, elle semble avoir oublié un département, le seul département français à ne compter aucune gare de voyageurs sur son sol : l’Ardèche.
C’est en 1973 que, pour la dernière fois, des passagers descendent en gare du Teil, avant de vivre plus de 50 ans de désert ferroviaire, jusqu’à aujourd’hui, où le problème persiste.
L’Ardèche est pourtant un territoire fascinant à bien des égards. Nichée dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, ses paysages montagneux, ses vallées verdoyantes et ses gorges spectaculaires attirent chaque année des milliers de visiteurs. Parmi ses joyaux naturels figurent les Gorges de l’Ardèche, le Pont d’Arc ou encore la célèbre Caverne du Pont d’Arc, réplique de la grotte Chauvet.
Ironie du sort, l’Ardèche est également connue pour son célèbre train touristique à vapeur, « Le Train de l’Ardèche », anciennement appelé « Le Mastrou », qui traverse les gorges du Doux sur une petite portion de son ancienne ligne, entre Tournon-Saint-Jean et Lamastre, et qui est emprunté par plus de 100 000 touristes chaque saison.
Le Mastrou, il y a 130 ans
Mais évidemment, les habitants de la région demandent un véritable service de voyageurs quotidien pour circuler aisément sur leur terre. Les habitants se plaignent, comme Vincent Piotti, l’un des responsables de la société qui exploite cette ligne touristique : « On est une exception culturelle parce qu'on est passé du côté patrimonial, du musée vivant, alors que le train du quotidien, il doit desservir les populations. »
On peut le dire, l’Ardèche, c’est un véritable musée du rail. Car oui, pourtant, elle ne manque pas de gares, ni de voies ferrées. On peut en observer partout sur le département, mais aucun train de voyageurs ne les dessert. Elles paraissent donc « mortes » et dépeignent le passé ferroviaire, autrefois radieux, des chemins de fer ardéchois, qui reste désormais un lointain souvenir. En vérité, il y a bien des trains qui circulent en Ardèche, mais ce sont soit des trains de marchandises, que les habitants voient passer plusieurs fois par jour, soit des trains de voyageurs qui traversent le territoire sans s’arrêter.
Pire encore, quand ils s’arrêtent, ils ne prennent pas de voyageurs. C’est le cas de la ligne Nîmes - Pont-Saint-Esprit, qui doit aller jusqu’à la gare du Teil juste pour pouvoir faire demi-tour. Encore plus fou, lorsque la ligne de la rive gauche est en travaux, l’Ardèche accueille des voyageurs de manière exceptionnelle à la gare du Teil, une gare pourtant jugée « non conforme à la desserte voyageurs » par différents organismes, comme la SNCF. Une grande frustration pour les habitants, privés de réseau ferroviaire depuis plus de 50 ans.
La gare du Teil
Le réseau est donc principalement routier et, pour se rendre dans une gare, il faut se déplacer à Valence ou Montélimar, souvent après de longs trajets en voiture ou en bus sur des axes routiers complètement saturés. Malgré la colère des habitants, qui monte depuis plusieurs décennies, et leurs revendications récurrentes, il semblerait que rien ne soit fait pour rétablir des connexions ferroviaires dans le département.
Avant de comprendre pourquoi ce phénomène a-t-il pu devenir possible, regardons de plus près à quoi ressemble le territoire ardéchois.
L’Ardèche, c’est ce département situé dans le sud-est de la France, au cœur de la région Auvergne-Rhône-Alpes, à la droite du Rhône. C’est un département qui se distingue par sa situation géographique très diversifiée. Entre récifs montagneux des Cévennes ardéchoises, vastes plateaux calcaires et vallées verdoyantes, le territoire offre des paysages d’une grande richesse. Mais voilà, la beauté de ce territoire présente aussi plusieurs défis, qui, visiblement, ne facilitent pas l’intégration d’un réseau ferré pérenne.
Déjà, le relief montagneux de l’Ardèche pose des difficultés techniques majeures pour la construction et l’exploitation des lignes ferroviaires. Il faut réaliser un bon nombre d’ouvrages d’art, c'est-à-dire des constructions de grande envergure qui permettent de surmonter des obstacles naturels ou artificiels, comme par exemple des tunnels, des ponts ou des viaducs. Les terrains accidentés imposent des courbes particulières pour les rails, souvent peu adaptées pour un certain type de train, ce qui limite la vitesse et l'efficacité des trains. Sans parler des pentes, qui compliquent l'exploitation ferroviaire. Et donc, évidemment, la construction et l’entretien de ces infrastructures, ça a un sacré coût !
Train passant sur le Rhône et sur le viaduc de la Voulte en 1956 - Photo : © Clive Lamming, "Ardèche : où est passé ton chemin de fer ?"
Au-delà des difficultés de terrain et d’économie, il y a aussi des défis démographiques. L’Ardèche possède une densité de population inférieure à la moyenne nationale française, et la répartition de sa population est inégale.
Comme nous le savons bien, le réseau ferré français est principalement centré autour de ce qu’on appelle des « hubs », c'est-à-dire des points centraux, avec un grand nombre d’interconnexions (par exemple, les grandes villes comme Paris, Lyon ou Marseille).
Seulement, est-ce vraiment une excuse pour ne pas doter l’Ardèche d’un réseau ferré fonctionnel pour les voyageurs ? Surtout aujourd’hui, alors que le train s’est considérablement développé en France et que les ressources financières et technologiques ont permis à d’autres régions confrontées à des défis similaires d’intégrer le train sur leur territoire.
Car oui, l’Ardèche, à l’instar de tout département, devrait bénéficier du même droit à la mobilité, reconnu comme un service d’intérêt public. Alors pourquoi, encore aujourd’hui, est-il envisageable de laisser tout un département, regroupant plus de 300 000 habitants, dépourvu de tout moyen de transport ferroviaire ?
Pour comprendre ce phénomène, il faut remonter dans le temps, lorsque l’Ardèche était encore dotée d’un dense réseau ferré. À son apogée, le département comptait 542 km de lignes et 96 gares. Le développement ferroviaire français connaît son essor dans les années 1840, avec l’inauguration des premières grandes lignes, comme Paris-Saint-Germain en 1837. À partir de la loi de 1842, qui établit un cadre national pour le financement et la construction des chemins de fer, la France commence à quadriller son territoire avec des lignes radiales reliant Paris aux principales métropoles. Dans ce contexte, l’Ardèche reste encore en marge des priorités nationales. Il faudra attendre 1862 pour qu’une première ligne de train traverse le département.
Petit à petit, le train se développe en Ardèche et se compose de trois principaux réseaux :
Le PLM, intégré plus tard à la SNCF, était un réseau à voie standard (1 435 mm, au gabarit du réseau ferré national). Au total, ce réseau offrit à l’Ardèche, à son plus grand développement, 275 km de voies ferrées, répartis en quatre grands axes :
En 1879, est annoncé un nouveau réseau ferroviaire au Journal Officiel : le réseau d’intérêt général du Vivarais. Le terme « intérêt général » souligne l'importance stratégique de ce réseau pour le développement et la connectivité de la région. Mais déjà à l’époque, la situation financière est complexe. En effet, le PLM hésite à prendre en charge le projet, ayant lui-même déjà fait l’expérience de la construction difficile et de la faible rentabilité des lignes de montagne. Finalement, le réseau du Vivarais sera construit et exploité par les Chemins de fer départementaux en Ardèche et en Haute-Loire. Ce réseau sera construit en voie métrique (écartement de 1 000 mm), un choix plus économique et adapté au relief montagneux de l’Ardèche.
Des travaux colossaux débutent en 1886, mobilisant plus de 1 000 ouvriers pendant cinq ans. Le 12 juillet 1891, la ligne reliant Tournon-sur-Rhône à Lamastre est inaugurée, permettant de remonter la vallée du Doux. En 1903, la ligne est prolongée au-delà de Lamastre pour rejoindre Le Cheylard, puis Saint-Agrève, atteignant une altitude de 1 000 mètres, avant de redescendre vers Le Puy-en-Velay. À son apogée, le réseau du Vivarais totalise 201,3 km de voie métrique, un véritable exploit pour l’époque.
D’ailleurs, petite anecdote : les Ardéchois s’exprimaient en patois et désignaient ce train « Lou Mastrou », c'est-à-dire « celui de Lamastre ». Tu l’auras compris, il s’agit du futur train touristique de l’Ardèche : Le Mastrou.
Le train de l'Ardèche
Un autre réseau se développe en parallèle, avec le projet de relier les zones les moins accessibles du territoire : les tramways de l’Ardèche. Les Tramways de l'Ardèche comprenaient plusieurs lignes, mises en service principalement en 1910. Parmi elles, on retrouvait notamment :
Grâce à ce nouveau réseau, l’Ardèche a pu, pendant quelque temps, bénéficier de connexions stratégiques et être totalement bien connectée à l’échelle nationale.
L’Ardèche à son extension ferroviaire maximale, avec une carte Pouey de 1933 - © Ouvrage de C.Lamming « Toutes les lignes et toutes les gares de France en cartes », Editions LR-Presse (2019)
Oui, mais voilà… Nous sommes en 1914, et seulement quatre ans après l’ouverture de ce réseau de tramway, la Première Guerre mondiale marque le début du déclin. C’est une année noire pour les tramways de l’Ardèche, qui accumulent une dette importante et ferment toutes leurs lignes cette même année. Après la guerre, certaines lignes sont brièvement remises en service, mais l’ensemble du réseau est définitivement déclassé en 1930. Les difficultés économiques et la concurrence des cars et des voitures fragilisent le transport ferroviaire. Bientôt, c’est au tour des réseaux PLM et CFD de disparaître.
En 1938, dans le cadre d'un plan national de coordination des transports, l'État propose la fermeture de plusieurs lignes en Ardèche. Le 10 septembre 1938, Privas devient la première préfecture de France métropolitaine à perdre sa desserte voyageurs, avec la fermeture de la ligne Privas-Livron aux passagers. Après la Seconde Guerre mondiale, le déclin s’accélère, et les fermetures de lignes se succèdent.
En 1968, la ligne Tournon-Lamastre cesse son exploitation commerciale.
En 1973, c’est la fin définitive du rail ardéchois, avec la fermeture de la ligne de la Rive droite du Rhône, qui reliait Givors à Nîmes.
Dans son édition du 6 août 1973, Le Figaro écrivait : « La SNCF a décidé de suspendre à partir d'aujourd'hui son trafic voyageurs sur 666 kilomètres de voies d'intérêt local. Cette décision, conforme au contrat de programme signé avec l'État en 1969 et qui prévoyait la fermeture de 10 000 km de lignes secondaires, fera de l'Ardèche le premier département français à n'être plus desservi par des trains de voyageurs. »
De 542 km de lignes et 96 gares ouvertes aux voyageurs, le département de l’Ardèche n’en compte aujourd’hui plus aucune, malgré l’essor considérable de son tourisme, ainsi qu’une agriculture et un élevage solides. Au fur et à mesure, les zones ferroviaires sont rachetées ou abandonnées, et se transforment parfois en tout autre chose…
Mais alors, qu’en est-il aujourd’hui ? Soyons clairs, les Ardéchois n’en peuvent plus. Ils veulent du train, ils en ont même besoin. Car l’absence de mobilité ferroviaire a de multiples conséquences sur le territoire :
- L'Ardèche souffre d'un isolement chronique, avec une économie locale fragilisée,
- Les entreprises peinent à recruter,
- Le tourisme ne se développe pas comme il le devrait,
- Les habitants sont complètement dépendants de la voiture,
- Ceux qui ne peuvent pas conduire sont marginalisés (jeunes, personnes âgées, etc.),
- Les axes routiers sont saturés, notamment dans le département et en direction de la Drôme;
- Les émissions de CO₂ explosent, aggravant l’impact écologique du transport routier.
Le trafic routier aux alentours est complètement saturé
Les Ardéchois gardent toutefois espoir : en août 2022, la région Occitanie décide de rouvrir une partie de la ligne de la Rive droite du Rhône, entre Nîmes et Pont-Saint-Esprit, avec des arrêts à Avignon Centre et Bagnols-sur-Cèze. L’objectif : désaturer le réseau et permettre une meilleure accessibilité ferroviaire.
Cette ligne s’arrête aux portes de l’Ardèche, et le projet est clairement annoncé : la prolonger jusqu’à la gare du Teil, en territoire ardéchois. Seulement voilà... Lorsqu’une gare a été fermée pendant plus de 10 ans, comme c’est le cas pour Le Teil, elle doit faire une demande officielle de réouverture. Cela implique des vérifications techniques, notamment pour s’assurer qu’elle est aux normes pour accueillir des voyageurs.
Par exemple, chaque gare doit obligatoirement avoir :
- Une passerelle ou un accès sécurisé pour éviter que les voyageurs ne traversent les voies,
- Des études d’impact environnemental dans certains cas,
- Des aménagements aux normes.
Ces démarches administratives sont longues. Mais dans le cas de l’Ardèche, elles prennent un temps anormalement long. Pourtant, la gare du Teil est déjà en fonctionnement :
- Elle est située sur une ligne électrifiée moderne,
- Elle possède une double voie à double sens,
- Elle a une capacité d’accueil de 200 trains... Mais seulement 30 trains de fret y circulent !
Et comme si cela ne suffisait pas, les habitants doivent regarder un train s’arrêter à la gare du Teil pour faire demi-tour… sans pouvoir monter à bord. Ce train a déjà parcouru plus de 550 000 km à vide !
Autre paradoxe : quand la ligne de la rive gauche est en travaux, la gare du Teil est utilisée pour les voyageurs. En effet, la SNCF dispose d’une autorisation dérogatoire, sous réserve que des agents encadrent les voyageurs pour éviter qu’ils ne traversent les voies. Tout cela semble totalement illogique.
La gare du Teil qui reçoit des voyageurs exceptionnellement
D’autant plus que la promesse de réouverture de la rive droite du Rhône date de 2006… Cela fait presque 20 ans. Mais alors, quel est le problème ? Selon Franck Pallier, membre du Collectif des Usagers des Transports Publics en Sud-Ardèche (CUPTSA), le train ne serait tout simplement pas une priorité pour la région Rhône-Alpes. Après chaque annonce de réouverture, la région fait marche arrière, tout en continuant de financer le transport routier et les services de cars, qui restent très présents dans la région.
En 2020, un nouveau rebondissement redonne espoir aux Ardéchois. Laurent Wauquiez, alors candidat à sa réélection à la tête de la région Auvergne-Rhône-Alpes, promet une réouverture de la ligne Le Teil - Romans dès 2025, déclarant : « Ça fait tellement de temps qu'on en parle, et puis à l'arrivée, il n'y a jamais rien qui se fait de sérieux. Voilà, maintenant stop ! À la région, on a les moyens de financer. »
Un an plus tard, l’Occitanie rouvre une partie de la Rive droite du Rhône. Mais lorsque les habitants apprennent que le train fera demi-tour au Teil sans prendre de voyageurs, ils se mobilisent et obtiennent 17 000 signatures sur une pétition, soutenus par la classe politique ardéchoise. En juillet 2022, la réouverture de la gare du Teil aux voyageurs est enfin annoncée.
Coupage de ruban, pour l'inauguration de la réouverture de la rive droite du Rhône - Photo : ©Région Occitanie
Mais encore une fois, quelque chose bloque : la réouverture nécessite des travaux d'aménagement et une étude d'impact environnemental est demandée, ce qui reporte alors les travaux d'au moins 2 ans. Résultat ? La promesse de Laurent Wauquiez ne sera pas tenue.
Pour couronner le tout, la région annonce qu’elle ne veut pas financer seule et que c’est une responsabilité de l’État. Frédéric Aguiléra, vice-président du conseil régional d’Auvergne-Rhône-Alpes, affirme : « L'infrastructure, la voie, le réseau ferroviaire en France appartient à l'État. Donc c'est d'abord à l'État d’investir. »
En décembre 2024, la région décide enfin de voter officiellement la réouverture de la gare du Teil, et l’étude environnementale est en cours. Seulement, les travaux prennent du retard, et la réouverture est maintenant prévue pour 2027. Une avancée, mais aussi une grande déception pour les habitants, qui espéraient un financement plus conséquent pour rouvrir d’autres gares en Ardèche. Car, encore une fois, des gares en Ardèche, il y en a déjà.
Franck Pallier souligne d’ailleurs cette incohérence : « La région met 2,4 millions dans la gare du Teil alors que du côté de Privas, un village qui a obtenu la venue de la fédération internationale de pétanque avec 10 salariés va recevoir un financement de 3 millions d’euros par la région. Encore aujourd’hui, le train n’est toujours pas une priorité. »
Les Ardéchois s’organisent désormais pour un événement exceptionnel : une réouverture symbolique de la rive droite du Rhône, avec le même train qui a cessé de circuler en 1973. L’objectif ? Prouver que la ligne fonctionne parfaitement et qu’elle n’attend plus qu’une chose : du train.
L’événement est prévu pour le 16 novembre 2025, avec des arrêts à :
- Le Teil
- Le Pouzin
- La Voulte
- Saint-Péray
- Tournon
Communiqué de presse, train en fête
Pour aider les Ardéchois à retrouver leur réseau ferré, n’hésite pas à solliciter les élus de la région Rhône-Alpes et bien sûr, à partager cet article et la vidéo autour de toi !